Alain Johannes, incarnation de ce que le Rock a fait de meilleur (et bien plus encore pour citer un autre monument culturel des années 80) nous fait l’honneur de répondre à nos questions lors de cet interview au Bus Palladium.
Sans forcément le savoir, tout le monde écoute Alain Johannes depuis plus de 35 ans. Il est au centre d’une toile formée des Red Hot Chili Peppers, Soundgarden, Pearl Jam et Queens Of The Stone Age. Il est le quatrième membre du conglomérat de Rock-stars Them Crooked Vultures et le groupe qu’il formait avec sa femme Natasha Shneider, Eleven, était la référence musicale de tous les grands noms du début des années 1990. Compositeur inlassable, il a aussi écrit enregistré la bande-son des deux derniers opus de la série de jeux vidéos Ghost Recon et son nom se retrouve dans la bande originale de nombreux films (je vous laisse regarder les crédits du morceau « Someone To Die For » écrit pour Spiderman 2 et être impressionnés). Homme de l’ombre qui ne se cache pas, Alain Johannes est décidé à débarrasser son nom de l’adjectif « underrated » qui semble le suivre partout en s’embarquant dans sa première tournée solo. Il me reçoit juste avant son concert au Bus Palladium ce jeudi 3 octobre 2019 pour répondre à nos questions. Simple, il m’accompagne jusqu’à une table tandis que son manager m’apporte une bière. De l’émotion palpable en évoquant les paroles de son dernier titre aux anecdotes de repas partagés avec les plus grandes Rock-stars en passant par le ras-le-bol de labels qui ne comprennent rien à rien, c’est l’incarnation d’un paysage musical qui nous accompagne depuis le milieu des années 80 qui se raconte au gré de ses réponses.
P-M, pour Pozzo Live : Bonjour M. Johannes ; merci infiniment de m’accueillir ainsi, c’est un immense honneur ! Comment se passe la tournée européenne ?
Alain Johannes : Tout se passe très bien merci ! On est encore au début, j’ai fait six dates aux Pays-Bas, c’est ma troisième en France ce soir et ensuite je retourne au Pays-Bas avant mes dates au Portugal, en Espagne et en Italie ! Je me rode un peu : c’est la première fois que je fais une tournée en solo. Je recommence au Printemps d’ailleurs !
P-M : C’est une première excellente nouvelle dans cet interview ! 2020 s’annonce déjà sous les meilleurs auspices !
A J : Merci.
P-M : Partez-vous directement à Tilburg après ce soir où allez-vous rester un peu avec nous pour profiter de notre grise pluie parisienne ?
A J : *rires* Je ne reste jamais loin de toutes façons ! Je reviens la semaine prochaine pour un événement accompagnant le nouveau Ghost Recon.
P-M : C’est vrai que vous en avez fait la bande originale encore une fois ! Il faut que j’écoute ça.
A J : C’était une expérience exceptionnelle, très différente du premier opus et j’ai pu travailler avec Alessandro Cortini de Nine Inch Nails sur cette BO ! (ndla Alessandro Cortini fait partie de la nébuleuse de musiciens accompagnant Trent Reznor par intermittence. Il est claviériste depuis la période With Teeth.)
P-M : On ajoute donc un autre membre de NIN à la galaxie Alain Johannes !
A J : *rires*
P-M : Revenons-en à la tournée actuelle : comment le public accueille-t-il Alain Johannes ?
A J : Très bien ! On joue dans de petites salles et je vois énormément de fans de longue date, mes amis chaque soir avec toujours quelques nouvelles têtes ! C’est très différent de lorsque je joue avec les Queens (Of The Stone Age ndla) ou encore de l’époque des Crooked Vultures, c’est une tournée très intimiste, acoustique, où je revisite à la Cigar Box des morceaux solo comme ceux de Spark mais aussi des titres d’Eleven, QOTSA ou Euphoria Morning*. Et j’ai des amis qui prennent l’avion depuis la Hongrie ce soir par exemple pour venir voir ça !
P-M : Oh, je connais plusieurs personnes qui auraient aimé pouvoir faire le voyage, une notamment, depuis l’Allemagne.
A J : Encore une fois, qu’elle se rassure, je reviens !
P-M : C’est vrai ! La semaine prochaine et au printemps ! Vous êtes partout, ce qui me pousse à vous poser cette question : lorsque je lis la description officielle de votre concert d’hier à Lorient en Bretagne, vous êtes présentés comme « le très rare Alain Johannes » ; n’est-ce pas un oxymore, un non-sens total ? Vous n’êtes pas rare ! Je vous ai déjà vu en concert à Paris et dans une salle bien plus grande que le Bus Palladium !
A J : Tu sais, je pense que c’est simplement parce qu’à chaque fois je tourne avec quelqu’un d’autre, les Queens, PJ Harvey, jamais pour un projet personnel. Le dernier concert en France d’Eleven remonte à 1996 ! Après il y a eu la tournée avec Chris Cornell qui était un peu différente puisque nous avions composé Euphoria Mourning avec lui mais, une fois encore, je tournais sous son nom !
P-M : Lorsque je vous ai vu pour la première fois en concert, vous partagiez la scène avec Dave Grohl, Josh Homme et John Paul Jones (ndla le supergroupe Them Crooked Vultures réunit en effet des membres de Nirvana, QOTSA et Led Zeppelin) : plusieurs personnes se demandaient qui était ce guitariste qui faisait ce solo de malade jusqu’à ce que Josh Homme vous présente aux 6000 spectateurs, comme il le fait chaque fois qu’il joue avec vous, comme Chris Cornell le faisait ; ce n’est pas comme si vous vous cachiez ! Le public devrait connaître votre nom, vous n’êtes pas l’outsider injustement méconnu que les gens s’obstinent à voir !
A J : *rires* Merci ! Cette histoire de méconnaissance injustifiée c’est quelque chose que j’entends très souvent. Il y a plusieurs explications : Eleven était un « groupe de groupes », plus reconnu par les autres musiciens (Soundgarden, Pearl Jam) que par le grand public. Et il faut dire que je n’ai pas eu de chance avec les labels. J’ai travaillé avec certains des plus importants mais ils ne comprennent pas ma musique comme il le faudrait. Le simple fait d’avoir fait le choix ne pas vendre mes disques outre-Atlantique est suffisant pour tuer la réputation d’un artiste !
P-M : Avez-vous les mêmes problèmes d’incompréhension et de stratégie commerciale avec Ipecac Records ?
A J : Pas du tout ! J’aime beaucoup Ipecac et ils font un très bon travail.
P-M : Puisque nous parlons labels et production, allons en studio : je vous ai entendu détailler votre processus de composition en tant qu’artiste solo ; vous utilisiez l’exemple du morceau Kaleidoscope (sur l’album Fragments & Wholes, ndla), expliquant que tout venait très simplement, naturellement, vos idées prenant forme librement durant les sessions d’enregistrement. Êtes-vous toujours aussi libre ou avez-vous différentes approches selon l’artiste avec lequel vous travaillez ?
A J : Tout dépend de la personne évidemment ! Mark Lanegan est quelqu’un qui aime aller très vite par exemple et ça me va bien. On se connaît suffisamment musicalement pour ne pas perdre de temps en studio : on comprend intuitivement ce que l’autre va faire et les albums se font très rapidement. Je suis assez fier du prochain d’ailleurs ! (Somebody’s Knocking sort le 18 octobre ndla). Pour les Desert Sessions c’est encore autre chose. Parfois un projet commence par trois jours de jam et on voit ce qu’il en ressort, sans qu’il y ait eu de plan au préalable. Généralement j’aime jammer 3 ou 4 jours par semaine jusqu’à ce que je voie l’architecture de l’album se dessiner.
P-M : Je prends l’exemple d’Euphoria Mourning : en termes de composition, était-ce Alain et Natasha (Shneider ndla) essayant de composer des morceaux de Chris Cornell ou Chris Cornell venant vers vous en espérant avoir des compos « à la Eleven » ?
A J : Ni l’un ni l’autre. Chris est venu vers nous : il avait déjà quatre morceaux, When I’m Down, Pillow Of Your Bones, Follow My Way, on avait déjà jammé sur Sunshower et il est simplement resté. Tout s’est passé de la façon la plus détendue et secrète possible : juste trois amis en train de jouer et écrire de la musique ensemble durant sept mois.
P-M : J’imagine que je verrais ce type d’alchimie avec le trio ce soir.
A J : Le Trio ? Mais je suis en solo ce soir !
P-M : *se sentant soudain très con* … J’étais sûr d’avoir lu quelque part que les frères Foncea vous accompagnaient ce soir…
A J : Mais pas du tout ! Je sais que le Bus Palladium n’a pas fait l’erreur mais si on m’a annoncé comme le Alain Johannes Trio sur d’autres dates les gens vont être surpris ! *le chanteur de Patrón passe à ce moment-là* T’as entendu ? Il paraît qu’on annonce encore des dates du Trio !
-Ah ? Ben les gars se seront plantés !
P-M : *reprenant la main* De toutes façons c’est beaucoup mieux : je pourrai chanter sur tous les morceaux et vous m’avez annoncé un programme exceptionnel ! Il n’empêche que vous êtes un homme cruel Monsieur Johannes ! Vous nous livrez Luna A Sol avec cette collaboration incroyable de Mike Patton et plus rien depuis un an et demi ! Quand aurons-nous la suite ?
A J : Oh ça viendra ! Mais j’ai senti le besoin de changer mon fusil d’épaule : il fallait que j’enregistre un album solo, c’est une nécessité que je sentais et ne pouvais pas ignorer. Il est d’ailleurs terminé et sortira normalement l’été prochain. Je me remettrai au Trio après.
P-M : J’ai hâte de pouvoir l’entendre !
A J : J’ai laissé la tension s’installer, grandir le plus possible avant d’entrer en studio. J’ai fait un morceau par jour ensuite.
P-M : C’est impressionnant ! Je vois que vous ne mentiez pas dans cette scène d’Unfinished Plan (ndla documentaire sorti fin 2016 retraçant la vie et carrière d’Alain Johannes) où vous disiez avoir trouvé une « force nouvelle » en retournant au Chili. Est-ce cette force que vous mentionnez dans les paroles de Luna A Sol ?
A J : Le retour au Chili a été cathartique pour moi. Je me suis rapproché du pays où je suis né, je me suis rapproché de mon père et j’ai renoué avec ma seconde langue maternelle. J’en avais besoin. Il fallait que je baigne à nouveau dans cet univers linguistique. Luna A Sol est le premier morceau dont j’aie écrit les paroles en espagnol tu sais ? Le texte parle, évidemment de Natasha (ndla Natasha Shneider, acolyte musicale et épouse d’Alain Johannes, seconde moitié d’Eleven, est décédée des suites d’un cancer en 2008) mais aussi de tous mes proches et amis : ils sont le Soleil et je suis leur Lune, je ne brille que parce que je reflète la lumière de leur amour.
P-M : C’est magnifique de poésie…
A J : Merci.
P-M : Monsieur Johannes, il faut que je fasse mon travail et essaie sournoisement d’avoir encore quelques scoops : que savez-vous des récentes rumeurs lancées par Dave Grohl à propos d’un nouvel album de Them Crooked Vultures ; êtes-vous impliqué ? Peut-on commencer à s’exciter ?
A J : Ah oui, j’ai effectivement entendu des choses ! Je ne sais pas si je suis impliqué dans cet album : j’attends un coup de fil de Dave ou Josh. Mais je peux te dire qu’on a mangé tous ensemble il y a peu et que le sujet a effectivement été abordé. Maintenant, on verra s’ils m’appellent ou pas. C’est Dave qui lance les hostilités généralement.
P-M : Et il a un emploi du temps plutôt chargé…
A J : Ils sont tous très occupés.
P-M : On verra : ce serait exceptionnel ! Je vais vous laisser vous préparer pour le concert mais il faut que je vous pose une question de fan avant : vous avez appris la basse à Flea et…
A J : *m’interrompant* Oui ! Il jouait de la trompette et j’avais ce groupe, What Is This qui s’appelait Anthym à l’époque. C’était un ami et lorsque Todd Strassman est parti du groupe, Hilel (Slovak, premier guitariste des Red Hot Chili Peppers ndla) et moi lui avons proposé d’apprendre la basse pour rejoindre la formation. Il était très motivé ! Il est venu chez nous trois mois durant pour apprendre l’instrument.
P-M : Et vous avez été un professeur incroyable de toute évidence ! C’est là que je voulais en venir : vous êtes le catalyseur alchimique qui a permis aux Red Hot d’exister mais vous travaillez aussi avec des artistes comme Edith Crash ; vous êtes capable de créer des groupes immenses qui remplissent stade sur stade et de vous impliquer dans les projets de musiciens indépendants français avec la même passion ! J’ai l’impression que tout le monde a sa chance avec Alain Johannes !
A J : C’est que je suis très accessible ! Il y a beaucoup d’artistes totalement inconnus du grand public qui me contactent via Instagram et m’envoient des morceaux. Si la musique me plaît, si j’entre en résonance avec elle, alors je m’implique, je viens produire, mixer… C’est mon seul critère : aimer la musique.
P-M : Donc votre conseil pour un groupe talentueux qui a du mal à démarrer est tout simplement de vous envoyer un message via Instagram ? Attention, je prends des notes !
A J : Oui, si la musique me plaît je ne vois aucune raison de ne pas aider.
P-M : Attendez-vous à recevoir quelques notifications dans les jours qui viennent ! Merci beaucoup Monsieur Johannes pour cet entretien riche et agréable : c’était une fois encore un immense honneur que d’avoir pu vous rencontrer et parler avec vous. Il est de tradition chez Pozzo Live de toujours finir par la même question : quel artiste voudriez-vous nous voir interviewer la prochaine fois ?
A J : Ah c’est original comme question ! Et difficile ! Laisse-moi réfléchir… Tu as mentionné Edith Crash et il faut absolument l’écouter et la soutenir. Il y a Patrón évidemment… Oh et il y a The Spill, un groupe portugais incroyable !
P-M : Merci encore Alain Johannes et bon concert !
AJ : Merci, à tout à l’heure !
* Euphoria Morning est le titre sous lequel le premier album solo de Chris Cornell a initialement été publié mais Cornell envisageait tout d’abord de l’intituler « Euphoria Mourning » et c’est le titre sous lequel paraissent les rééditions depuis 2015. Les deux orthographes rencontrées dans cet interview sont valables !
Interview préparée, réalisée et traduite par Pierre-Marie Martin à Paris, le 3 octobre 2019 pour Pozzo Live. Alain Johannes est représenté par McDonough Management.